C.E.I. (économie)

C.E.I. (économie)
C.E.I. (économie)

La transition vers le marché dans l’ex-Union soviétique diffère, par ses modalités et ses résultats, de ce que l’on observe en Europe de l’Est. Deux aspects sont marquants. En premier lieu, l’U.R.S.S. s’est dissoute en 1991 et a été remplacée par un ensemble de nouveaux États indépendants, dont la transformation en pays à économie de marché suit une évolution caractérisée par de grandes diversités. En second lieu, les premiers résultats de la transition, tels qu’on peut les observer principalement dans l’exemple de la Russie, traduisent des instabilités beaucoup plus fortes que dans les pays d’Europe de l’Est, et en même temps une capacité beaucoup plus réduite à se dégager de l’inertie du passé. La Russie n’a pas réussi à stabiliser son économie: l’hyperinflation s’y est développée, la baisse du produit national a été beaucoup plus accentuée qu’en Europe centrale et orientale. Elle n’a pas su davantage mener une réforme structurelle: les privatisations, la mise en place de nouvelles institutions financières et bancaires y sont beaucoup plus lentes.

Une explication majeure de ces difficultés tient au poids de l’histoire. L’U.R.S.S. a été la première économie administrée et planifiée centralement; elle l’est restée le plus longtemps, sous la direction du Parti communiste le plus puissant. Il est donc nécessaire de retracer le fonctionnement de ce système, les tentatives – toutes avortées – de le réformer, pour comprendre les blocages actuels. L’expérience de la perestroïka lancée par Mikhaïl Gorbatchev retient le plus l’attention; un démarrage prometteur s’est mué en échec retentissant, alors que l’Occident avait salué l’arrivée au pouvoir d’un dirigeant ouvert au changement.

La Russie semblait pouvoir mener la transformation avec plus de succès, avec l’appui de l’expertise occidentale. Les plans de stabilisation mis en oeuvre au début de 1992, quoique imparfaits, correspondaient à un ensemble de politiques économiques déjà éprouvées ailleurs. Or leur réalisation s’est heurtée à des obstacles considérables, et l’économie russe s’est rapidement trouvée plongée dans la dépression et le chaos.

Pouvait-on l’expliquer par la place particulière de la Russie dans la Communauté des États indépendants (C.E.I.) réunissant les ex-républiques soviétiques? Chacune de ces républiques a cherché sa propre voie dans la transition, certaines, comme l’Ukraine, en opposition affirmée à la Russie. Chacune a tendu, en même temps, à s’affranchir des liens obligés qui l’avaient unie aux autres et particulièrement à la Russie. Convient-il de chercher à rétablir de nouveaux liens? Les experts occidentaux le pensent généralement, mais il n’est pas sûr que la rationalité économique rejoigne ici les opportunités politiques.

L’Ouest, devenu le partenaire privilégié de ces nouveaux États, assiste à la désagrégation de l’empire soviétique avec la conviction que contrecarrer cette désintégration et aider à la transition est une tâche de plus en plus urgente, du point de vue de ses intérêts bien compris comme de ceux de l’ex-U.R.S.S. Il est cependant difficile de concevoir le modèle optimal de l’aide à la Russie et à ses voisins dans la C.E.I.; il est encore plus malaisé d’imaginer ce que seront les futures relations économiques entre les États de la C.E.I. et l’Ouest, au-delà des rapports chaotiques de la transition, fondés sur le troc, sur des échanges ponctuels mal organisés, sur des opportunités d’investissement plutôt que sur un véritable partenariat.

1. La crise de la transition en Russie: instabilités et inerties

La désintégration de l’U.R.S.S. fut consacrée, le 21 décembre 1991, avec la création de la Communauté des États indépendants entre les anciennes républiques soviétiques, sauf les États baltes et la Géorgie. L’État successeur de l’U.R.S.S. est officiellement la Russie. Sa transition vers le marché s’est révélée chaotique et politiquement conflictuelle. Malgré un vote d’approbation à 53 p. 100 de la réforme économique, lors du référendum du 25 avril 1993, les perspectives de celle-ci restaient, à cette date, totalement incertaines.

La Russie a mis en place, le 2 janvier 1992, avec des modifications et compléments continuels au cours des mois suivants, un programme fortement inspiré de la «thérapie de choc» polonaise appliquée deux ans auparavant, et guidé par les mêmes conseillers occidentaux, dont le professeur de Harvard Jeffrey Sachs. Presque un an et demi plus tard, au moment du référendum, la stabilisation avait échoué, et la transformation structurelle était à peine amorcée. Le chaos se combinait avec les séquelles du passé, dans un État gigantesque, avec des situations locales très diversifiées.

Les plans de stabilisation

Les mesures immédiates prises le 2 janvier 1992 avaient pour but de réduire le déficit budgétaire (égal, en 1991, à 20 p. 100 du P.N.B.) tenu pour responsable de l’inflation (près de 100 p. 100 en 1991). Elles comportaient les éléments suivants:

– La libération de la plus grande partie des prix de gros, sauf pour l’énergie, et des prix de détail, sauf pour les biens et services de base (pain, lait, médicaments, loyers, transports collectifs). Les prix non libérés devaient l’être les mois suivants; les prix de l’énergie devaient, selon les intentions du gouvernement, rattraper le niveau mondial à la fin de 1993.

– L’amélioration de l’équilibre budgétaire par la suppression des subventions aux prix (dans le cadre de leur libération); par l’introduction de la T.V.A. à un taux de 28 p. 100, par la suite abaissé à 15 puis relevé à 20 p. 100; par la baisse des dépenses sociales, militaires et d’investissement; par l’introduction d’une taxe à l’exportation, d’un impôt progressif sur les accroissements de salaires, d’un impôt proportionnel de 32 p. 100 sur les profits.

– Une politique monétaire hyper-restrictive. L’accroissement nominal du crédit aux entreprises fut plafonné à un niveau équivalant à une forte baisse en termes réels; le gouvernement s’engagea à introduire un taux d’intérêt réel positif, mais l’objectif ne put être tenu en raison de la flambée de l’inflation (la banque centrale de Russie tenta même, pendant quelques semaines, d’enrayer l’inflation en arrêtant d’imprimer des billets, ce qui provoqua une pénurie aiguë d’espèces et bloqua les paiements de salaires).

Par ailleurs, le gouvernement s’engageait à passer le plus rapidement possible à un taux de change unique du rouble, qui remplacerait le système de taux multiples existant jusque-là, de manière à introduire la convertibilité du rouble, prévue initialement pour août 1992. Enfin, des mesures structurelles étaient annoncées: privatisation, réforme de la propriété de la terre, réforme bancaire et financière.

Ce programme fut lancé et appliqué, jusqu’à la fin de 1992, par Egor Gaïdar, qui exerça les fonctions de ministre des Finances puis de Premier ministre. Un nouveau Premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, fut désigné en décembre 1992. Il appartenait au parti des «industrialistes», c’est-à-dire au groupe représentant les intérêts de la grande industrie étatique convertie à une philosophie de marché appuyé sur une forte intervention de l’État. Néanmoins, il continua la politique de son prédécesseur, après une tentative infructueuse de revenir au contrôle administratif des prix au début de 1993. Qui plus est, un nouveau programme anticrise, encore plus rigoureux sur le papier que les précédents, fut annoncé en janvier 1993, sans guère de résultats immédiats.

Les dérapages de l’inflation

Une thérapie de choc cherchant à enrayer l’inflation dans un contexte de prix initialement administrés, au moyen d’une libération subite de ces derniers assortie d’une politique monétaire restrictive, a en principe les effets suivants: une forte inflation immédiate (pendant deux ou trois mois, le temps que la surliquidité due aux épargnes accumulées soit épongée); ensuite, une chute rapide du taux d’inflation, celle-ci devenant modérée et stable. Même en Pologne, l’évolution n’a pas exactement suivi ce schéma: l’inflation a décru, mais est demeurée forte, et a connu des rebonds. En Russie, la forte inflation initiale s’est muée en hyperinflation, baissant d’abord de 250 p. 100, en janvier 1992, à 20 p. 100, en avril, pour atteindre, en décembre, 1 600 p. 100 en rythme annuel. Un fléchissement du rythme mensuel de l’inflation, dont la réalité était contestée par les opposants à Boris Eltsine, semblait s’être produit à la veille du référendum.

Plusieurs explications ont été proposées pour cet échec. La première est que le programme macro-économique de stabilisation n’a pas été conduit de façon rigoureuse. De fait, sur les étapes de la libération des prix (surtout pour l’énergie), comme sur les termes de la politique monétaire et financière, les revirements et flottements furent nombreux en 1992. Un élément majeur de ces incohérences était constitué par le conflit larvé entre la banque centrale de Russie, qui connut deux gouverneurs successifs en 1992, et le gouvernement russe. Dans le système russe, la banque centrale est responsable devant le Parlement; elle est davantage portée à aider les entreprises par une politique de crédit facile. Au départ, les directives gouvernementales furent appliquées et les entreprises, privées de crédit bancaire, réagirent en développant le crédit interentreprises, avec des conséquences désastreuses pour l’avenir: accumulation de dettes obérant la privatisation future; impossibilité de fait de mettre en faillite les entreprises insolvables, à moins de provoquer un effondrement en chaîne d’une masse d’entreprises. Le crédit aux entreprises fut assoupli à partir de juillet 1992, de même que le financement monétaire du déficit public, celui-ci étant estimé, selon les sources russes, à un niveau compris entre 6,4 et 17 p. 100 du P.N.B. – incertitude statistique qui est une preuve supplémentaire du chaos. L’hyperinflation a également précipité la dépréciation du rouble dans un régime de change devenu flottant à partir de juillet 1992; les agents économiques ont cherché à se protéger de l’inflation en acquérant des dollars, dont le taux est passé de 130 roubles pour un dollar, en juillet 1992, à 800, en avril 1993.

Cette explication suit l’idée que le programme russe de stabilisation partait d’une bonne intuition mais fut mal conduit, sans rigueur suffisante. Par comparaison avec le programme polonais, il lui manquait un «ancrage» solide. En Pologne, les trois ancrages de la thérapie de choc, conçus pour combattre les anticipations inflationnistes, étaient les suivants: un taux de change nominal fortement déprécié au départ, pour qu’on puisse compter sur sa stabilité pendant une période assez longue (en l’occurrence, elle dura près de dix-sept mois); un taux d’intérêt réel immédiatement positif; un contrôle strict sur les salaires nominaux. Le gouvernement russe ne voulait pas s’engager sur un taux de change fixe: initialement, les taux étaient multiples, et une politique de passage à la convertibilité n’était pas encore conçue clairement. L’application de taux d’intérêt positifs était voulue, mais s’avéra irréalisable en raison de l’opposition de la banque centrale soutenue par le Parlement. Le contrôle des salaires paraissait impossible à mettre en œuvre, de peur de générer des troubles sociaux.

Une deuxième explication tient à l’héritage du passé. Cet héritage est également présent dans les autres pays en transition. Il explique notamment pourquoi la libération des prix n’induit pas une baisse de l’inflation, une fois la flambée initiale réalisée. Normalement, en effet, la baisse de la demande devrait conduire à la désinflation, parallèlement à une reprise de l’offre stimulée par les nouveaux prix. En Russie, comme dans les autres pays de l’Est, les structures fortement monopolistiques de la production industrielle et des organisations commerciales expliquent pourquoi les prix des monopoles ont augmenté sans accroissement de l’offre. Cela s’est constaté en Pologne et en Tchécoslovaquie. Mais, dans ces deux pays, la désinflation s’est produite, plus lentement que prévu.

Il faut alors invoquer d’autres considérations spécifiques de la Russie. Elles sont nombreuses. Il y a d’abord la taille du pays, qui rend difficile la conduite de la politique économique sur un immense territoire. Cette dimension explique aussi que les échanges, après avoir été régulés centralement pendant toute la période soviétique, se soient segmentés par régions, avec des évolutions de prix fort différentes selon les zones. On relève également le poids du secteur d’État, plus puissant qu’ailleurs et mieux organisé pour résister à la politique du gouvernement central.

Une autre spécificité russe, et si importante que l’on doit la mentionner séparément, est le fait que la transition a commencé au moment où l’État soviétique se disloquait. Cette circonstance est sans doute l’explication principale de la chute de la production. Elle a aussi accéléré l’inflation en Russie. Aucune décision ferme n’ayant été prise sur le régime monétaire dans la C.E.I., la banque centrale de Russie a conservé le monopole de l’émission de roubles, tandis que les autres banques centrales pouvaient cependant continuer à créer de la monnaie de crédit en roubles, sans aucune coordination de leurs politiques monétaires avec celle de la Russie. Le pouvoir d’achat ainsi créé à l’extérieur de la Russie alimente, dans le pays même, une pression additionnelle à l’inflation.

Enfin, la Russie est le seul pays en transition à avoir annoncé, sinon réellement entrepris, une thérapie de choc sans consensus politique. Contrairement à la Pologne, à la Tchécoslovaquie, à la Bulgarie, où les gouvernements non communistes ont pu, au moins au début, tabler sur un large soutien politique, le gouvernement Gaïdar fut, dès le départ, fortement attaqué tant par les conservateurs que par les modérés, ce qui fit perdre de la crédibilité à son programme avant même qu’il fût mis en œuvre. Un an plus tard, après le départ de Gaïdar, un programme de lutte contre l’hyperinflation, prolongeant et radicalisant le schéma précédent, fut entériné, alors même que le nouveau Premier ministre avait des sympathies affirmées pour le contre-programme de l’opposition axé sur la relance. Cette situation paradoxale culmina avec le référendum d’avril 1993, par lequel Eltsine chercha à redonner une légitimité populaire à la réforme, sans pouvoir éliminer son opposition parlementaire.

La récession en Russie

Ces particularités expliquent aussi l’ampleur de la récession en Russie (tabl. 2). Les facteurs conjoncturels et en particulier la baisse des revenus réels (de près de 50 p. 100 sur l’année 1992) ainsi que la chute de l’investissement productif constituaient une cause évidente de récession. Celle-ci ne fut cependant pas arrêtée par les mesures de relance introduites au milieu de l’année 1992. Le comportement monopolistique des entreprises, l’absence de concurrence domestique ou étrangère (celle-ci freinée par un taux de change en chute libre décourageant les importations) et l’inapplication d’une législation sur les faillites conduisirent à une situation où les entreprises purent se maintenir en vie, à coûts et prix élevés, sans réduction significative de l’emploi. Le taux de chômage n’était en Russie que de 1,8 p. 100 en janvier 1993. On peut y voir une survivance de l’ancien système, où les entreprises assuraient à leurs travailleurs, en même temps que l’emploi, un ensemble de prestations sociales ou économiques (approvisionnements en biens de consommation, crèches, cantines, logements, loisirs familiaux, etc.). Face à la dissolution du parti, à la désagrégation du système public, la grande entreprise d’État devient, surtout dans les provinces, le seul contrepoids à l’effondrement de la protection sociale, alors que son efficacité en tant qu’unité de production ne fait que décliner.

Compte tenu de l’interdépendance entre les entreprises sur le territoire de l’Union soviétique, avec des liens intra-industriels administrés centralement et ne tenant pas compte des «frontières» républicaines, la création d’États indépendants et l’érection rapide de barrières douanières entre eux conduisirent à la disparition des liens traditionnels et à une rupture des approvisionnements, entraînant une baisse additionnelle de la production, tant en Russie que dans les autres États. On pourrait penser que la Russie, par ses dimensions, moins dépendante de l’extérieur, devait moins souffrir que les petits États. Son industrie de transformation fut cependant affectée par les ruptures de livraison en provenance de ses partenaires de la C.E.I.; en outre, elle demeura excédentaire dans ses relations avec eux, nonobstant un niveau de prix pour ses ventes d’énergie inférieur aux prix mondiaux (à la fin de décembre 1992, la tonne de pétrole, en roubles, coûtait environ un sixième du prix mondial au taux de change du moment, malgré une multiplication du prix du pétrole par 85 au cours de l’année 1992). La Russie ajoute donc aux poids de la crise et de la désintégration de l’ensemble soviétique la charge d’une subvention implicite à ses voisins, à l’image de celle que supportait autrefois l’U.R.S.S. vis-à-vis du Conseil d’assistance économique mutuelle (C.A.E.M.).

Les essais de transformation structurelle

La transformation structurelle a pour principale composante la privatisation; celle-ci est entendue à la fois comme création d’un secteur privé à partir de législations autorisant et encourageant la libre entreprise, et comme transfert de la propriété d’État entre des mains privées. Elle comprend aussi la mise en place d’institutions permettant le fonctionnement du marché, et en particulier d’un système bancaire et financier. Enfin, un nouveau système de sécurité sociale, remplaçant l’ancienne prise en charge totale de l’individu par l’État, devrait être constitué, mais cet aspect théoriquement nécessaire de la transformation en est le maillon le plus faible.

La privatisation

Avant même de lancer sa thérapie de choc, le président russe promulgua par décret, le 29 décembre 1991, un programme tendant à privatiser à brève échéance de 50 à 70 p. 100 des entreprises industrielles et commerciales d’État. Parallèlement, un décret du 29 janvier 1992 autorisa toutes les activités privées de commerce non soumises à des réglementations spéciales d’ordre public.

L’achèvement du programme de la petite privatisation était prévu pour la fin de 1994. En 1992, environ 20 p. 100 des petites et moyennes entreprises (soit 35 000 unités) dans l’industrie légère et alimentaire, le commerce de détail et les services avaient été effectivement privatisées, par le moyen de ventes aux enchères. Cependant, la portée de la petite privatisation est limitée, car l’ensemble du commerce et de l’industrie d’État était fortement monopolisé en Union soviétique, avec une proportion faible de petites et moyennes entreprises. Bien qu’il existe un Comité d’État pour une politique antimonopoles, héritier du comité de même nom établi en U.R.S.S. en 1990, son action a été négligeable en 1992. La démonopolisation est plutôt perçue comme une conséquence naturelle de la grande privatisation .

La grande privatisation commença, le 1er octobre 1992, avec la distribution à l’ensemble de la population, soit 148 millions de résidents sur le territoire national, de bons ou vouchers (mot directement passé de l’anglais au russe) non nominatifs, ayant une valeur faciale de 10 000 roubles, soit, à cette date, un peu moins de 50 dollars. La distribution de ces bons fut achevée à la fin de janvier 1993. Contrairement aux procédures de privatisation de masse retenues en Europe de l’Est, ces bons étaient immédiatement négociables, et leur valeur décrut rapidement, de plus de 50 p. 100 en quelques mois.

Les vouchers devaient servir à l’acquisition du capital de près de six mille grandes entreprises d’État (en 1993), représentant environ 30 p. 100 de la capacité productive industrielle. Ces entreprises, sélectionnées en 1992, ont d’abord dû se «commercialiser», c’est-à-dire se transformer en sociétés par actions, puis proposer à l’organisme public responsable de la privatisation, le Comité d’État du patrimoine, l’une des trois variantes possibles (applicables à l’entreprise dans son ensemble ou à des démembrements de celle-ci si elle choisit de se diviser avant la privatisation):

– attribuer gratuitement à tous les employés 25 p. 100 du capital de l’entreprise sans droit de vote, plus 10 p. 100 au maximum avec une réduction de 30 p. 100 sur la valeur de bilan, sans que le montant de capital détenu par chaque salarié puisse excéder vingt mois de salaire minimum; les cadres supérieurs peuvent, dans ce régime, acquérir 5 p. 100 au total des actions, sans réduction; dans tous les cas, les vouchers peuvent être utilisés en paiement des actions achetées;

– les employés, réunis en collectif, peuvent acheter 51 p. 100 du capital, à un prix déterminé par le Comité d’État du patrimoine, en payant en vouchers (à concurrence de 50 p. 100 de la somme) et en espèces;

– pour les plus petites de ces entreprises, une option d’un an en crédit-bail est prévue, avec une possibilité de rachat effective par les employés à l’expiration de l’option.

Le système russe est ainsi à double détente. Dans une première phase, les salariés décident entre eux de l’option qu’ils préfèrent et s’attribuent le capital correspondant (la deuxième option a été choisie dans les deux tiers des cas). Dans une seconde phase, la société est mise aux enchères publiques, payables en espèces ou en vouchers (pour leur valeur faciale, et à concurrence de 35 p. 100 du capital total). À la différence des autres pays de l’Est en transition, les étrangers ne sont pas écartés des enchères. Les citoyens peuvent participer directement à celles-ci ou confier leurs vouchers à des fonds d’investissement, intermédiaires financiers régis par une loi d’octobre 1992. Certains de ces fonds ont «disparu» très vite après leur création, ayant réalisé des escroqueries de grande ampleur; les fonds d’investissement mis en place par les grandes banques inspirent davantage confiance. Des enchères pilotes ont été conduites dès la fin de 1992, comme pour la vente de la célèbre confiserie Bolchevitchka de Moscou, qui a rencontré un très vif succès.

Le programme russe est le plus expéditif de tous les plans de privatisation mis en place dans les pays en transition. Il n’est précédé d’aucune restructuration des entreprises, afin de pouvoir aller très vite. Il s’appuie sur des intermédiaires financiers embryonnaires et souvent douteux. L’évaluation comptable des entreprises est des plus sommaires. Sa particularité la plus marquante est le rôle qu’il donne aux «initiés», c’est-à-dire aux salariés et aux cadres, qui en fait ont la maîtrise tant de la forme de privatisation que du développement futur de la firme.

La privatisation dans l’agriculture demeurait en 1993 un problème non résolu. La question fut immédiatement un objet de controverse entre la présidence de la Russie et le Parlement, celui-ci se montrant opposé à la privatisation générale des terrains agricoles. Les autorités locales, dont le rôle est décisif en la matière, soutiennent généralement les positions du Parlement, et seule une réforme constitutionnelle suivie d’élections pourrait modifier cette situation. Malgré une profusion de décrets présidentiels, au début de 1993, les grandes exploitations étatiques ou coopératives (sovkhoz et kolkhoz) demeuraient en place, il est vrai avec un statut réformé (formules sociétaires ou associatives). Les quelque 184 000 fermes privées comptabilisées au début de 1993 ne représentaient que 3,6 p. 100 des surfaces cultivées et résultaient de la privatisation des «lopins» personnels des paysans. Les terrains agricoles privés ne peuvent, en principe, être revendus qu’après un moratoire de dix ans, et seulement à des résidents. Notons que, sur le territoire de l’ex-Union soviétique, seules la Lithuanie, la Moldova et l’Arménie avaient, au début de 1993, privatisé plus de la moitié de leur surface cultivée.

Les réformes bancaires et financières

Les réformes bancaires et financières sont déterminantes pour la création d’une infrastructure de marché. En Russie, elles se déroulent, une fois de plus, dans un contexte d’opposition entre le Parlement et la présidence.

Dès la perestroïka, des mesures avaient été prises pour mettre fin au système de la «monobanque» en U.R.S.S. La Banque d’État avait cédé ses prérogatives de banque de l’économie à plusieurs grandes banques commerciales d’État, spécialisées par secteurs (industrie, agriculture, construction, consommation-épargne). En outre, un grand nombre de nouvelles banques surgirent, généralement créées par des associations d’entreprises et de collectivités locales. En 1992, on comptait en Russie 1 700 banques commerciales, dont un certain nombre de banques étrangères, y compris françaises (la réinstallation d’une succursale du Crédit lyonnais à Saint-Pétersbourg, en 1992, renouant avec l’histoire prérévolutionnaire, en est le symbole). Ni la banque centrale ni les banques commerciales ne se comportent encore comme dans un système de marché. Subordonnée au Parlement, la banque centrale fut d’emblée réticente à accompagner le programme d’austérité voulu par le gouvernement. Elle chercha à contrecarrer la montée du crédit interentreprises par des accroissements épisodiques de crédit bancaire, relançant par là même l’inflation. Elle se montra également impuissante à orienter les banques commerciales, lesquelles réagirent à des situations de haut risque en coupant de fait le crédit à moyen et à long terme aux entreprises.

La réforme bancaire s’accompagne de l’émergence de nouvelles institutions et de nouveaux intermédiaires financiers. L’apparition de marchés boursiers en est le signe le plus visible. Dès 1990, deux bourses furent ouvertes à Moscou et leur nombre s’est multiplié pour atteindre près de deux cents à la fin de 1992, mais le montant des transactions demeurait faible; la privatisation des grandes entreprises devrait donner une grande impulsion à ces nouveaux marchés, limités par le nombre de sociétés introduites en Bourse. Parmi les intermédiaires financiers, il faut signaler les fonds d’investissement dont l’essor, comme on l’a vu, date du lancement de la grande privatisation. L’un des plus importants et anciens est la firme Menatep, constituée en société par actions en 1990 et cotée en Bourse, dont le capital initial est dit provenir des fonds du Parti communiste.

La réforme financière a pour but d’introduire une fiscalité directe et indirecte comparable à celle des économies de marché, en remplacement d’un système fiscal qui consistait à prélever de façon arbitraire sur les entreprises les sommes nécessaires au fonctionnement de l’État. Mais, compte tenu d’une évasion fiscale intense, les nouveaux impôts sur le bénéfice des sociétés, et même les impôts sur le revenu des personnes physiques ont rapporté beaucoup moins que prévu. En Russie, comme dans les autres pays en transition, c’est la taxe à la valeur ajoutée (taux normal: 20 p. 100) ainsi que la taxe à l’exportation de ressources minérales qui ont apporté la plus grande part des recettes budgétaires. Du côté des dépenses, les coupes les plus importantes ont porté sur les dépenses militaires, les subventions économiques et dépenses d’investissement, et les dépenses sociales. Cette politique, inspirée par la nécessité de réduire le déficit budgétaire, tend à concentrer les dépenses sur le fonctionnement de l’État; le soutien à l’économie résulte essentiellement du financement monétaire du déficit public. De ce fait, on peut dire qu’il n’y avait plus, dans la Russie de 1993, de politique industrielle, faute de moyens soit pour soutenir certains secteurs en difficulté, soit pour développer des secteurs prioritaires (à l’exception toutefois d’aides ponctuelles au secteur énergétique). Il n’y avait plus non plus de politique sociale. La contraction des dépenses sociales, combinée au statut encore majoritairement public de l’éducation et de la santé, n’offrait plus aux citoyens que des prestations de qualité médiocre et dégradée, sur fond de baisse (40 p. 100 en 1992) des revenus par tête. Une loi, en vigueur à partir du 1er janvier 1993, devait remplacer progressivement le système antérieur de sécurité sociale par un système fondé sur l’assurance obligatoire souscrite par les citoyens et les entreprises ou employeurs. La mise en application de cette loi est restée très formelle, faute d’institutions d’assurance et aussi de moyens de financement, tant du côté des entreprises que de celui des citoyens. Dans ces conditions, les nouveaux riches de Russie pouvaient envoyer leurs enfants dans les nouvelles écoles privées, ou recourir à la pratique privée parallèle des médecins, tandis que la masse de la population disposait d’une couverture sociale déclinante.

Les difficultés conjoncturelles et structurelles de la transition ont été illustrées par le cas de la Russie. Les autres États successeurs sont en proie aux mêmes difficultés de stabilisation et de passage au marché, avec pour certains des problèmes particuliers (guerres ethniques en Transcaucasie, en Moldova, en Asie centrale), et pour tous les effets de la dislocation de l’U.R.S.S. D’une façon très approximative, on peut dire que la privatisation progresse davantage dans les pays baltes et qu’elle est la moins avancée en Asie centrale.

2. La fragmentation de l’économie; les relations entre les ex-républiques

L’U.R.S.S. se présentait comme un État fédéral constitué de républiques indépendantes, dont d’ailleurs deux (l’Ukraine et la Biélorussie) étaient membres des Nations unies. En fait, c’était davantage un État unitaire à forme constitutionnelle fédérale, avec très peu d’autonomie pour les républiques. La désintégration de cet ensemble commença sous Gorbatchev, avec les proclamations successives d’indépendance des républiques, dont les républiques baltes prirent l’initiative en 1990. Le 21 décembre 1991 fut officiellement créée la Communauté des États indépendants, entre tous les États successeurs des républiques soviétiques, sauf les États baltes et la Géorgie; l’Azerbaïdjan devait se retirer de la C.E.I. en octobre 1992 mais, tout comme la Géorgie, continua à envoyer des observateurs aux réunions. Les membres de cette communauté s’engageaient à maintenir un «espace économique commun», avec une monnaie commune, le rouble. Tout au long de l’année 1992, la fragmentation de cet espace s’est accélérée, avec des divergences croissantes entre les États membres sur le type des politiques de stabilisation et de transition à conduire, et sur leur coordination éventuelle; sur les modalités des relations commerciales; sur l’opportunité de conserver une monnaie commune.

L’état de la C.E.I. en 1992

Au moment de la rupture, il existait de grandes inégalités entre les États composant l’ex-U.R.S.S. La plupart de ces États se considéraient comme exploités par le «centre». La réalité était plus complexe (tabl. 3). En gros, l’U.R.S.S. se divisait en trois sous-ensembles du point de vue de la richesse nationale. Les républiques relativement les plus riches étaient la Russie (à la fois la mieux pourvue en ressources naturelles par sa composante sibérienne, et la plus développée industriellement par sa composante européenne), les républiques baltes et la Biélorussie; la zone la plus pauvre (et qui avait bénéficié des transferts les plus importants par le passé) était constituée par les républiques dites «musulmanes» d’Asie centrale et l’Azerbaïdjan; une zone intermédiaire était constituée par l’Ukraine, la Moldavie, et les deux républiques «chrétiennes» du Caucase, la Géorgie et l’Arménie.

La Russie domine économiquement cet ensemble, non seulement par sa taille et ses dotations en ressources (notamment en énergie), mais aussi par l’effet de dépendance qu’elle exerce, à travers les structures industrielles héritées de l’Union soviétique. Le système soviétique était fortement centralisé sur une base sectorielle. Les ministères fédéraux dirigeaient depuis Moscou des entreprises localisées dans toutes les républiques, sur lesquelles les autorités républicaines n’avaient aucun pouvoir, et dont la production était destinée, sur la base d’une répartition administrative, à des utilisateurs de toute l’U.R.S.S. Celle-ci une fois dissoute, la rupture du lien fédéral a entraîné celle des relations entre ces entreprises, et contribué à l’accélération de la dépression.

Le poids de la Russie se manifeste aussi dans le domaine de la politique économique. Au départ, les nouveaux États indépendants devaient pratiquer une coordination minimale de leurs politiques économiques. Aucun accord concret n’a pu intervenir sur ce point, mais il est très vite apparu clairement que la politique russe influençait unilatéralement ses partenaires, en particulier dans deux domaines, celui des prix et celui de la monnaie.

Lorsque la Russie a lancé sa thérapie de choc, et libéralisé les prix, les autres États n’avaient le choix que de suivre, ou de fermer leurs frontières. C’est pour limiter leurs protestations que la Russie, contrairement aux objurgations du Fonds monétaire international, accepta de surseoir jusqu’à la fin de 1993 à la hausse des prix de l’énergie. De la même manière, tant que la banque centrale de Russie conserve le monopole de l’émission de roubles, sa politique d’émission retentit automatiquement sur les États membres de la zone rouble; mais ceux-ci, inversement, peuvent mettre en échec la politique centrale si leurs banques ont le pouvoir de créer de la monnaie de crédit libellée en roubles.

Aucun progrès sensible n’a cependant pu être réalisé dans le domaine de la coordination des politiques économiques, bien qu’une charte de la C.E.I. eût été adoptée entre sept États (la Russie, la Belarus, les États d’Asie centrale sauf le Turkménistan, et l’Arménie) en janvier 1993, prévoyant une coopération économique et industrielle, ainsi que la création d’une banque interétatique pour gérer la zone rouble. La ratification de la charte, prévue au 1er janvier 1994, paraissait aléatoire à peine le document signé.

Les essais de recomposition

Cependant, un modus vivendi minimal s’était instauré entre les États successeurs de l’ex-U.R.S.S. La Russie est le seul État capable – fût-ce avec un coût non négligeable – de survivre en coupant les liens avec ses partenaires, désignés par elle du néologisme russe d’«étrangers proches»; mais il ne faut pas oublier que ces États voisins tiennent pour ainsi dire en otages 25 millions de Russes vivant sur leur territoire. Les États indépendants, quant à eux, sont dépendants de la Russie beaucoup plus que les pays d’Europe centrale et orientale membres du C.A.E.M. ne l’étaient de l’U.R.S.S. À la dépendance commerciale – la Russie est le fournisseur principal d’énergie et de matières premières, le débouché de la production manufacturière – s’ajoute l’interdépendance intra-industrielle, beaucoup plus poussée que dans le cas du C.A.E.M.

Au cours des premières années d’existence de la C.E.I. (1992-1993), les efforts de recomposition et aménagement des liens entre ses membres se sont concentrés sur deux points: le commerce et la monnaie.

La gestion des relations commerciales

Dès les débuts de la C.E.I., des tentatives ont été faites pour aboutir à une solution multilatérale . En février 1992, à Minsk, les chefs d’État de la C.E.I. s’engagèrent à maintenir les liens commerciaux existants, à s’abstenir de restrictions quantitatives sauf pour des produits stratégiques énumérés dans les protocoles bilatéraux, et à utiliser le rouble comme unité de règlement. À Bichkek (capitale du Kyrgyzstan), en octobre 1992, huit États (les fondateurs moins l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan) décidèrent d’officialiser la zone rouble; et, en janvier 1993, lors de la signature de la charte de la C.E.I., les sept États engagés se prononcèrent en faveur des «quatre libertés» caractéristiques d’un marché commun (liberté de circulation pour les biens, les services, la main-d’œuvre et les capitaux).

Tous ces accords sont purement déclaratifs. Ils ne sont assortis d’aucune sanction. Ils laissent en dehors l’Ukraine, le principal partenaire de la Russie, et ils sont concurrencés par d’autres manœuvres multilatérales, autour des États musulmans. En janvier 1993, un sommet des États d’Asie centrale tenu à Tachkent mit à l’ordre du jour la constitution d’un marché commun centre-asiatique. Depuis février 1993, tous les États d’Asie centrale sont membres de l’Organisation de coopération économique (E.C.O., dans la version anglaise du sigle), un groupement régional fondé en 1985 par l’Iran, le Pakistan et la Turquie, auquel adhérèrent en 1992 l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan.

Un arrangement multilatéral peut-être viable est cependant intervenu dans un domaine, celui de l’énergie. La production de pétrole russe a baissé de 30 p. 100 entre 1988 et 1992. La chute de la production de gaz, moins forte, touche encore plus les États de la C.E.I. en raison de leur dépendance à 100 p. 100 à l’égard de la Russie. En mars 1993, douze États (ceux de la C.E.I. moins le Turkménistan autosuffisant en énergie, plus la Lithuanie et la Géorgie) décidèrent de créer un Conseil intergouvernemental du pétrole et du gaz. Le nouvel organisme doit coordonner des investissements communs en Russie dans ce secteur, en échange d’engagements russes quant à la fourniture d’énergie. Significativement, l’Ukraine a accepté d’y participer, au lendemain d’un affrontement particulièrement vif avec la Russie au sujet des prix du gaz, que la Russie voulait faire passer au niveau mondial, l’Ukraine menaçant de bloquer dans ce cas le transit du gaz russe vers l’Europe occidentale.

L’organisation concrète du commerce passe, en règle générale, par des arrangements bilatéraux . Depuis la désintégration de l’U.R.S.S., le commerce est conduit sur la base d’accords bilatéraux intergouvernementaux, complétés par des arrangements de troc interentreprises. Ils sont fondés sur des listes de produits (obligatoires et indicatives), comportant des engagements sur les volumes à échanger, et sur des prix contractuels pour un certain nombre de produits dont l’énergie. Les restrictions à l’exportation sont nombreuses, typiques d’économies de pénurie.

Ces accords n’ont pas empêché l’effondrement des liens commerciaux. En 1990, le commerce «intra-U.R.S.S.» représentait, pour la Russie, environ 22 p. 100 de son P.N.B. et les deux tiers de son commerce total; pour les autres républiques, il représentait une proportion allant de 42 à 82 p. 100 du P.N.B. et la quasi-totalité du commerce «extérieur». En 1991, les échanges entre les républiques soviétiques se contractèrent de 25 à 30 p. 100. En 1992, la baisse a été estimée à 35 p. 100. La raison principale de cet effondrement tient aux problèmes soulevés par les règlements des échanges.

La monnaie

Le problème de la monnaie est sans doute le plus complexe de tous ceux auxquels les États successeurs de l’U.R.S.S. sont confrontés. À la veille de l’éclatement de l’U.R.S.S., la monnaie nationale, le rouble, était «en marche vers la convertibilité», avec un système de taux de change multiples plus ou moins proches du taux du marché noir, lui-même toléré. La Russie introduisit, en juillet 1992, un taux de change unique, avec une convertibilité interne limitée. Le taux de change est en effet déterminé sur la base d’«enchères» en devises organisées deux fois par semaine pour les banques commerciales, à Moscou; c’est un régime de «flottement régulé». Depuis son introduction, le cours du rouble n’a cessé de se déprécier vis-à-vis du dollar, en raison de l’inflation interne galopante (elle-même alimentée par la chute des cours), comme du déséquilibre entre l’offre de devises (provenant pour l’essentiel de la banque centrale de Russie) et la demande émanant des banques et des entreprises.

Au départ, les États successeurs de l’U.R.S.S. conservaient tous le rouble comme monnaie, mais la plupart annoncèrent leur intention d’adopter une monnaie nationale, et certains purent y parvenir dès 1992. La situation demeurait cependant très confuse en 1993. D’une part, en effet, même les pays décidés à rester dans la zone rouble et à conserver le rouble comme monnaie nationale envisageaient de recourir à l’émission de monnaies parallèles, notamment pour se prémunir contre la pénurie de monnaie fiduciaire, que seule la banque centrale de Russie peut émettre légalement; d’autre part, même les pays sortis de la zone rouble et ayant introduit une monnaie nationale (Ukraine et pays baltes) continuaient (sauf, semble-t-il, l’Estonie) à utiliser leurs balances roubles dans leurs transactions avec la Russie et les autres pays de la zone rouble.

Cette indétermination fut particulièrement dommageable à la Russie, incapable de contrôler la création de sa propre monnaie, puisque les autres États pouvaient créer du «rouble de crédit» simplement en finançant à crédit leurs entreprises importatrices. L’Ukraine aurait ainsi créé, au cours du premier semestre de 1992, l’équivalent de 25 p. 100 de la création monétaire totale en Russie. C’est pourquoi la Russie décida, en juillet 1992, de suspendre le fonctionnement des «comptes de correspondants» que chaque banque centrale de la C.E.I. détenait à la Banque de Russie, et d’imposer le paiement d’avance des importations en provenance de Russie. Elle dut cependant renoncer à l’application rigoureuse de ces règles en raison des gigantesques blocages de paiements qui en résultèrent immédiatement.

Théoriquement, on devrait s’acheminer vers deux solutions claires. Pour les pays sortis de la zone rouble, les règlements devraient se faire aux prix mondiaux et en devises pour l’ensemble des échanges; c’est, en principe, le cadre des échanges entre l’Ukraine et la Russie à compter du 1er juillet 1993. Pour les pays demeurant dans la zone rouble, une coordination poussée de la politique monétaire devrait s’accompagner d’un régime de paiements régulé. Cependant, la communauté internationale était elle-même indécise. La question a, en effet, suscité un flot d’études théoriques de très haut niveau pour savoir s’il fallait inciter les pays successeurs de l’U.R.S.S. à préférer la solution de la zone rouble, ou celle d’une «union de paiements» comparable à l’Union européenne des paiements qui a préparé, dans le cadre du plan Marshall, la convertibilité des monnaies ouest-européennes de l’après-guerre. Le Fonds monétaire international, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (B.E.R.D.), initialement favorables à l’idée de la zone rouble, ont fait marche arrière, mais la solution «coopérative» qu’implique une union des paiements n’est pas davantage praticable dans le contexte de l’ex-U.R.S.S. Une assistance de la communauté internationale à la normalisation des règlements se révèle difficile. Elle suppose, en effet, non seulement un soutien financier (sous forme de fonds de stabilisation) et technique, mais aussi une ingérence dans des différends politiques entre États, et dans des domaines de politique intérieure souveraine de ces États (relations entre les banques centrales et les autorités politiques, ainsi que politiques monétaires, financières et de change). La crainte de dérapages va sans doute maintenir les institutions internationales et les gouvernements occidentaux dans la ligne prudente qu’ils ont suivie depuis la dissolution de l’U.R.S.S: un soutien mesuré et conditionnel, axé sur la Russie, dans l’espoir que celle-ci saura imposer à ses partenaires une solution relativement viable, et peut-être le moins mauvaise possible.

3. L’intégration dans le système économique mondial

L’U.R.S.S. de Gorbatchev préparait activement sa réintégration dans le système économique mondial. En 1990, elle avait été admise comme observateur au General Agreement on Tariffs and Trade (G.A.T.T.). En 1990-1991, elle avait établi des «relations de travail» avec le Fonds monétaire international, dans l’idée de préparer une adhésion. En 1989, un accord de commerce et de coopération avait été signé avec la Communauté européenne.

La désintégration de l’Union soviétique se traduisit par une chute des échanges avec l’Ouest, contrairement à ce qui se produisit pour les pays d’Europe de l’Est. Alors que l’effondrement du C.A.E.M. avait entraîné, pour ces derniers, une réorientation de leur commerce vers l’Ouest, compensant en partie la perte du marché soviétique, la dissolution de l’U.R.S.S. fut cause d’une baisse absolue du commerce des États successeurs.

La communauté internationale, qui avait longtemps misé sur Gorbatchev, était disposée à l’aider à maintenir l’intégrité de l’U.R.S.S. Après le putsch d’août 1991, les espoirs se reportèrent sur Eltsine, et ce fut désormais la Russie qui bénéficia par priorité de l’attention occidentale, pour les mêmes raisons d’ailleurs: ce pays demeure le plus attractif potentiellement pour les grands investisseurs occidentaux en raison de ses richesses naturelles; il est perçu comme l’État qui a vocation à rassembler ou organiser autour de lui les éléments de l’ex-empire soviétique, et à ramener un certain ordre économique dans cet ensemble. Cependant, la Russie a, en fait, reçu très peu d’aide effective, faute d’avoir pu remplir les conditions mises à l’attribution de l’assistance.

Les désillusions des échanges C.E.I.-Ouest

Le principal partenaire occidental de l’U.R.S.S., à savoir la Communauté européenne, réagit à la dissolution de celle-ci en proposant un nouveau cadre pour les relations commerciales. Les pays baltes obtinrent, en 1992, des accords de commerce et de coopération comparables à ceux que la Communauté avait signés avec les pays d’Europe de l’Est en 1988 et en 1989; ces mêmes pays signèrent des accords de libre-échange avec les pays nordiques (pays scandinaves et Finlande). Avec les autres États successeurs, la Communauté entama, au début de 1993, des négociations devant déboucher sur des accords d’un type nouveau, intermédiaire entre les accords classiques de coopération et les accords d’association, dits «européens», signés avec les pays d’Europe centrale. Cette nouvelle génération d’accords dits de «partenariat» doit concerner d’abord la Russie, l’Ukraine, la Belarus et le Kazakhstan. Avec la Russie, la première sur la liste, des conversations initiales se sont tenues au cours du premier semestre de 1993. L’accord comprendra des concessions tarifaires et douanières symétriques, et la constitution à terme d’une zone de libre-échange entre la Russie et la Communauté.

Le commerce extérieur de la Russie prolongea en 1992 la tendance au déclin amorcée pour l’U.R.S.S. en 1990-1991. Le déclin des échanges, moins accentué avec l’Ouest qu’avec les pays d’Europe de l’Est ou avec les «étrangers proches» de la C.E.I., se conjugue avec une balance commerciale positive. Néanmoins, la dette russe, héritée de la dette soviétique dans son état de la fin de 1991 (environ 75 milliards de dollars dont les deux tiers dus aux gouvernements et le tiers aux banques commerciales), a été rééchelonnée en 1993, le gouvernement russe s’étant déclaré incapable d’en assurer le service. Les autres États successeurs ont, en effet, refusé de participer au règlement des dettes soviétiques passées, et un accord négocié entre l’Ukraine et la Russie à ce propos n’a pu aboutir. On doit ajouter que les comptes extérieurs russes ne sont pas parfaitement fiables. La rupture du monopole étatique du commerce extérieur et l’État de semi-convertibilité de la monnaie entraînent une évasion statistique importante. Les fuites de capitaux à l’Ouest étaient considérées comme importantes avec, pour 1992, des estimations étrangères basses de 13 à 17 milliards de dollars.

Ce déclin du commerce résulte de multiples facteurs, comme le chaos économique interne, la disparition des intermédiaires traditionnels du commerce d’État et l’inexpérience des nouveaux opérateurs, la faible progression des réformes, la dépression économique, le manque de moyens de paiement, les ruptures des liens intra-C.E.I., l’obsolescence et la mauvaise qualité des produits offerts (autres que les matières premières). Il s’y ajoute la corruption qui caractérise le secteur pétrolier, les hydrocarbures constituant, comme par le passé, la principale ressource d’exportation. Le commerce se conduit, pour l’essentiel, au coup par coup, les procédures de troc revenant en force. Potentiellement, la Russie pourrait devenir une grande puissance commerciale. Les investisseurs étrangers, réticents à affluer dans les conditions de crise, avaient cependant pris date dès les débuts du nouvel État, notamment dans le secteur des hydrocarbures (ce fut aussi le cas au Kazakhstan et au Turkménistan), et plus généralement pour l’exploitation de ressources naturelles. La Russie pourrait également devenir un exportateur important de produits intermédiaires – métallurgiques, chimiques et textiles, notamment; la forte croissance des exportations d’aluminium de la Russie, en hausse d’un tiers en 1992, a déjà suscité la protestation des producteurs européens. En contrepartie, le pays pourrait offrir aux exportateurs occidentaux un grand marché de biens industriels et de services, mais à condition que l’économie se redresse.

Comment aider la C.E.I. et la Russie

La clé de ce redressement passe par l’aide extérieure. La désintégration de l’U.R.S.S. n’a pas suscité une réponse claire de la part de la communauté internationale. Celle-ci a hésité entre une approche équilibrée vis-à-vis de tous les États successeurs, et une démarche privilégiant la Russie, pour choisir finalement la seconde. Cependant, les États baltes ont un régime à part. Comme les pays d’Europe centrale et orientale, ils ont été inclus par la Communauté européenne dans le programme P.H.A.R.E., à partir de 1992. Ils ont également conclu chacun un accord de confirmation avec le Fonds monétaire international, dont ils sont devenus membres, comme tous les pays de la C.E.I. sauf l’Azerbaïdjan, en avril 1992.

L’aide à la C.E.I. se concentre sur la Russie, avec, dans la définition et la coordination de cette aide, une intervention plus poussée des États-Unis que ce n’est le cas pour l’assistance à l’Europe centrale et orientale. En avril 1992, un premier ensemble de 24 milliards de dollars fut promis par le G7 (le groupe des sept pays les plus industrialisés) à la Russie, comportant un fonds de stabilisation de 6 milliards de dollars pour assister la convertibilité du rouble, de l’assistance humanitaire (alimentaire et pharmaceutique), des crédits pour l’importation de biens non alimentaires. Des crédits bilatéraux avaient complété ces engagements. Un an plus tard, il était impossible de dire si les crédits en question avaient été effectivement utilisés. En avril 1993, un nouvel ensemble de crédits d’un montant total de 43,4 milliards de dollars, plus deux «paquets» séparés de 1,8 milliard chacun promis par les États-Unis et pas le Japon, ont été proposés à la Russie par le G7 réuni à T 拏ky 拏. Cet ensemble englobait le rééchelonnement de la dette officielle de la Russie (déjà acquis peu auparavant pour 15 milliards), des crédits pour la conduite du programme de stabilisation fournis par le Fonds monétaire international (reprenant là aussi des engagements anciens pour un peu plus de 10 milliards), une nouvelle «facilité de transformation systémique» tout juste créée par le F.M.I. (3 milliards), et le reste en crédits (Banque mondiale, B.E.R.D., crédits bilatéraux des agences nationales de crédit-export) destinés à développer les importations et à lui permettre de reconstituer son potentiel d’exportation pétrolier. On peut dire de ce montage ce qui fut dit déjà de tous les efforts antérieurs d’aide: il comporte une conditionnalité forte (des résultats mesurables dans la lutte contre l’inflation et pour l’équilibre budgétaire), ce qui expose une grande partie des engagements à ne pas être suivis de versements; il est peu orienté vers le soutien de la transformation structurelle (privatisation, création d’entreprises); il est largement orienté vers les intérêts des donateurs (exportateurs, ou importateurs de matières premières). L’assistance revêt un caractère de plus en plus symbolique; pour les donateurs, c’est un gage de crédibilité donné au gouvernement de la Russie; pour celui-ci, c’est un argument pour maintenir le cap sur des réformes dont les fruits paraissaient de plus en plus lointains.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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